Par Céline Renaudet-Calvo, psychologue
Quand on s’intéresse aux violences sexuelles, nous arrivons souvent à la question de la prostitution. D’une part, des anciennes victimes entrent dans la prostitution et d’autre part les prostitué.es peuvent être victimes de violences sexuelles au sein de ce milieu. Même si certaines personnes peuvent sous-entendre que les violences sexuelles dans ce contexte n’en sont pas vraiment, ou bien sont moins graves, ou encore justifiées, il n’en est rien, évidemment.
Pour comprendre l’entrée dans la prostitution, du fait du nombre important d’anciennes victimes de violences sexuelles, nous entendons souvent parler de la dissociation. Bien que ce mécanisme soit impliqué, il est important de ne pas négliger les autres qui sont nombreux.
Cet article a ainsi pour but de présenter les divers mécanismes impliqués, de comprendre comment ils peuvent s’imbriquer, afin de mieux saisir la complexité des situations et mieux comprendre les vécus des personnes prostituées. Cet article se divise pour cela en deux parties : une première partie avec une approche plus théorique et une deuxième partie avec une approche plus concrète à l’aide d’un témoignage que vous pouvez retrouver ici. Un témoignage nous semblait essentiel pour cet article, car il est difficile de s’imaginer l’intérieur des réseaux de prostitutions sans y avoir soi-même été. Lotis, qui est entrée dans la prostitution alors qu’elle était mineure et qui en est aujourd’hui sortie, a donc accepté une entrevue avec nous. Elle nous décrit ainsi son parcours, mais aussi son état psychologique avant, pendant et après, ayant eu le temps d’analyser ce qu’il s’est passé pour elle. Son regard est également précieux pour mieux comprendre les enjeux politiques autour de la prostitution.
En complément, nous vous mettrons différents liens d’émissions, reportages, témoignages, livres, séries, etc. sur la prostitution et tout ce qu’elle implique, si vous souhaitez aller plus loin.
État des lieux
L’entrée dans la prostitution se fait de plus en plus tôt. En France, on estime qu’il y a aujourd’hui plus de 10 000 mineurs impliqués dans la prostitution. Un constat qui peut, à notre sens, s’expliquer en partie par l’accès aux réseaux sociaux qui est aujourd’hui particulièrement important, les médias (films, séries, clips, émissions de télé-réalité), qui banalisent voire encouragent les pratiques prostitutionnelles ou les glamourisent, et la société de façon plus générale où les limites se brouillent, où il y a de moins en moins d’intimité, etc. Pour les adolescents en pleine construction identitaire, grandir avec ce type de repères devient compliqué, notamment pour ceux dont les bases sont déjà fragilisées, instables, perturbées. C’est notamment le cas chez les adolescents qui ont été victimes, que ce soit de violences sexuelles ou de violences de façon plus générale (négligences, violences physiques, psychologiques) en particulier au sein de leur famille.
L’entrée dans la prostitution
Pour mieux comprendre comment on peut entrer dans la prostitution, nous allons détailler plusieurs mécanismes. Il est toutefois essentiel de garder en tête que l’entrée dans la prostitution n’est jamais le résultat d’un facteur unique, mais bien la conjugaison de plusieurs d’entre eux, et que chaque personne a sa propre histoire. Par ailleurs, il n’y a pas qu’une forme de prostitution, mais plusieurs, et les mécanismes pourront par conséquent varier. Nous ne cherchons pas ici à entrer dans toutes les spécificités, mais à présenter un tableau plus psy’ de la question.
La société
Avant de parler des facteurs individuels, parlons de la société. Qu’est-ce qui fait dans la société que la prostitution existe, qu’elle se développe, qu’elle touche de plus en plus de personnes ?
Prenons déjà le patriarcat qui contribue à la domination des hommes sur les femmes, à la représentation de la sexualité dans la violence, de la femme soumise, l’idée qu’on peut obtenir ce qu’on veut d’elle. Alors évidemment, la prostitution ne touche pas que les femmes, mais ce sont bien elles qui en sont les plus grandes représentantes.
A cette société patriarcale, nous pouvons également ajouter la porosité des limites de plus en plus marquée, où le privé se mélange au public, où l’intimité disparait doucement, le tout dans un contexte d’hypersexualisation. On peut le voir à travers différentes choses. Pour ce qui est de l’hypersexualisation, nous la constatons depuis des années à travers les films, les séries, les clips, les pubs où les références et scènes sexuelles pullulent sans raison ; avec les émissions de TV réalité toujours plus nombreuses où se mêlent porosité des limites et hypersexualisation. Des gens dont la vie est déballée, dans une atmosphère d’exhibition et de voyeurisme, avec des « stars » devenues connues grâce à leurs exploits sexuels (Kim Kardashian, Zahia) et qui deviennent des références, des modèles d’inspiration. Puis il y a les réseaux sociaux (Instagram, twitter, Snapchat, Facebook…) où les gens partagent de plus en plus leur vie, tant dans sa banalité (le quotidien) que dans son intimité et leur sexualité. La sexualité est partout et il est (presque) bien vu de l’exposer, ou du moins c’est tout à fait normal et trop largement encouragé. La sexualité devient un objet de consommation. Pas que la sexualité soit taboue, mais elle fait partie de l’intime qui aujourd’hui disparaît. Or nous avons besoin de garder notre intimité pour nous, et la protéger de l’espace public.
La société pousse ses individus à se dévoiler, à se « libérer », et cela passe notamment par la sexualité. La libération sexuelle devient caricaturale et signifie pour beaucoup avoir le plus de relations sexuelles possible, tester le plus de choses, avoir une sexualité complètement clivée de l’émotionnel, et le raconter. Ou c’est ce qu’on leur fait croire. Le tout avec l’impression de vraiment être libéré, d’être maître de ses choix. Libre de faire ce qu’on veut comme on le veut, tout en ne sachant finalement pas vraiment ce que l’on fait, les facteurs qui nous poussent dans cette voie, et les conséquences. Une liberté au final illusoire, qui finit par piéger. Les gens n’ont plus d’intimité, tout est su de tous.
Cette impression de liberté peut aussi passer par l’argent. Notamment pour les jeunes qui peuvent vouloir s’extraire de leur milieu, profiter, tester des choses et à qui on propose un argent conséquent et rapide. Quand on se construit avec cette absence de limite, la mise en avant de la sexualité, dès lors se prostituer pour obtenir cet argent peut paraitre au premier abord anodin.
La société devient également de plus en plus précaire économiquement, et de plus en plus de gens sont dans le besoin, n’arrivant pas à joindre les deux bouts. La prostitution devient une réponse à leur problème, une solution rapide. Faire beaucoup d’argent et rapidement.
En évoluant dans ce type de société, il est donc bien plus « aisé » de tomber dans la prostitution, surtout quand on présente des failles dans lesquelles ce système s’engouffre. On peut dès lors se dire que tout est conçu pour que les gens se tournent vers ces milieux ou y tombent.
L’impact d’un vécu de violences
Comme mentionné dans l’intro, une majorité des personnes prostituées ont été victimes de violence dans leur enfance. Ces violences comprennent bien évidemment les violences sexuelles, dont l’inceste, mais pas seulement. Les négligences, les violences psychologiques, les violences physiques intrafamiliales sont le terreau idéal pour aller dans des milieux prostitutionnels ou simplement pour être sujet à d’autres violences au cours de sa vie, et ce à cause de différents facteurs.
Les violences vont avoir différentes conséquences sur la vie d’une personne, tant dans son lien à soi que dans son lien à l’autre. C’est la personnalité même qui sera impactée, et d’autant plus si les violences ont eu lieu tôt et/ou de façon répétée.
Auto-perception et conséquences
Sur le plan du rapport à soi, de façon générale, qu’importe le type de violence, nous pouvons constater des conséquences sur l’estime de soi, l’image de soi, la confiance en soi, l’image du corps, etc. Détaillons-les un par un, en lien avec la prostitution.
Si une personne a une estime d’elle-même fragilisée, voire très faible, elle sera moins à même de repérer ce qui n’est pas bon pour elle, ce qu’elle ne mérite pas, ce qui est maltraitant, etc. Quelque chose de banal pourra lui sembler exceptionnel, car elle ne pensera pas le mériter, ou simplement, car elle aura été habituée à peu. Si je considère que je ne mérite rien, car je ne vaux rien, je me contenterais du minimum, je ne réclamerais pas plus. Sur cette base-là, des propositions jugées de l’extérieur comme dévalorisantes, inadaptées, dangereuses ne le seront pas pour la personne dont l’estime est basse. C’est ainsi qu’on pourra lui infliger tout type de traitements négatifs sans qu’elle puisse s’y opposer ou simplement voir qu’il y a un problème. C’est également comme ça que la personne pourra fréquenter des gens malintentionnés. C’est effectivement un autre problème qui découle d’une basse estime, mais aussi des modèles avec lesquels la personne a pu grandir ; la personne ne saura pas juger adéquatement les gens sur qui elle va tomber. Des caractéristiques comportementales inquiétantes qui pourront sauter aux yeux de quelqu’un bien dans sa peau, sans problème particulier, ne seront pas forcément détectées. De la même manière, même sans caractéristiques comportementales inquiétantes, la personne anciennement victime, sera facilement dupée du fait de sa faible estime. La personne pourra dès lors aller avec des gens qui profiteront d’elle, qui chercheront à l’exploiter, à lui faire du mal, etc. Ce qui est le cas dans la prostitution avec le recrutement.
À ce problème d’estime et ce qui peut en découler, nous pouvons lier la confiance en soi. Quand celle-ci a été impactée, la personne pourra être avide de compliments visant à restaurer sa confiance. De la même façon que précédemment décrit, elle pourra être dupée. Dans la prostitution, nous pouvons le voir à travers les compliments sur les performances, le nombre de clients, l’argent récolté, qui peuvent paraitre valorisants. On se dit qu’on est doué dans ce qu’on fait, qu’on est estimé, valorisé, etc. et le piège se referme.
Concernant l’image de soi, et l’image du corps (qui peut être particulièrement impactée dans le cas de violences sexuelles notamment), on peut y voir deux versants. Le premier étant que l’image est tellement détériorée qu’on s’inflige des choses qu’on ne se serait pas infligées en temps normal. Si le corps ne vaut rien, alors je peux lui faire (faire) n’importe quoi. Il pourra ainsi être instrumentalisé. Dans le même temps, en lien avec les violences sexuelles, le corps peut avoir été associé à la seule utilité sexuelle. Ainsi il ne serait bon qu’à la sexualité. L’image et l’estime quant à elles peuvent également y avoir été associées : je vaux quelque chose, j’existe seulement à travers la sexualité (vous pourrez trouver plus de détails ici). Le second versant découle du premier et rejoint ce que nous mentionnions plus haut sur l’estime. Toute valorisation du corps, de l’image qu’on renvoie en lien avec la sexualité pourra avoir un effet « pervers » de valorisation, de bien-être ponctuels. La personne a dès lors l’illusion que la sexualité (toujours dans le cadre de la prostitution) et donc tout ce qui en découle (avoir beaucoup de clients, faire beaucoup d’argent, être demandée, etc.) rehausse son estime et son image d’elle-même. En même temps, cela peut également renforcer cette idée qu’on n’existe que par ça, qu’on n’est bon qu’à ça, entrainant dès lors une « descente » (psychique). Il y a ainsi un véritable aller-retour entre une estime et une image de soi qui paraissent rehaussées, puis qui d’un coup redeviennent négatives, avec par exemple cette idée qu’on est effectivement fait pour être prostitué.e, bon qu’à ça, etc.
Dissociation
La dissociation est un mécanisme normal, qui peut survenir chez n’importe qui, lors d’un moment de stress. On peut même dissocier à moindre mesure, par exemple quand notre esprit part ailleurs durant quelques secondes (par exemple quand on conduit). La dissociation s’inscrit dans un continuum. Elle est toutefois plus importante dans le cas de psychotraumatismes, et peut devenir dangereuse dès lors qu’elle perdure. C’est notamment ce qu’on constate chez beaucoup de victimes. Il y a une dissociation au moment de l’agression, mais celle-ci finit par s’installer au quotidien pour permettre de gérer le traumatisme. Le souci étant qu’alors qu’elle la protégeait au moment de l’agression, elle la met en danger ensuite. Car être dissocié c’est être coupé d’une partie de soi. Cette coupure avec soi-même, on peut la voir aussi dans une forme plus marquée avec la dépersonnalisation. Une dépersonnalisation identitaire. C’est-à-dire quand la personne vit à côté d’elle-même, ne sait pas vraiment qui elle, ce qu’elle veut ou non, où elle va. On peut notamment le voir chez des personnes qui ont grandi dans un environnement violent, ou négligent, dont la personnalité a toujours été contrariée, effacée. Être coupé de soi, que ce soit de façon ponctuelle dans le quotidien, ou en permanence, c’est dangereux. C’est être coupé de ses ressentis, de son guide intérieur, de son système d’alarme, etc. Et quand on est coupé, on se met en danger : on va dans des situations à risque sans voir le risque que cela comporte, on fréquente des gens malintentionnés, on peut encore plus facilement être manipulé et mis sous emprise (ce que le manque d’estime et la mauvaise image de soi favorisent déjà).
Quel rôle joue la dissociation dans la prostitution ? Et bien plusieurs.
Pour parler de l’entrée dans la prostitution, nous pouvons considérer que quelqu’un de dissocié sera plus à risque de suivre des mouvements sans comprendre leur danger, et en particulier chez les adolescents. C’est aller quelque part sans savoir vraiment où on va et ce qu’on fait. C’est ne pas repérer les signaux de danger. Être dissocié et coupé de ses émotions, ses ressentis, peut également pousser à rechercher des situations risquées, des sensations fortes : braver des interdits, fréquenter les mauvaises personnes, se mettre dans des situations stressantes. Dans la même lignée, quand la dissociation ne sera plus là ou plus assez forte, la personne peut avoir recours à des techniques pour anesthésier sa douleur, sa peine, ses souvenirs, avec par exemple la consommation de drogue ou d’alcool. Les deux versants étant liés et s’alimentant l’un l’autre. Ne pas ressentir ses émotions et se mettre en danger (stress) amène à s’en couper de nouveau.
Une fois dans la prostitution, il y a également plusieurs formes de dissociation. La dissociation maintenue par la violence du milieu notamment quand il s’agit de réseaux. Violence dans la sexualité, violence des clients, violence des recruteurs, violence des proxénètes. Pour y survivre, il faut dissocier, ne plus être là, ne plus ressentir. La dissociation peut alors s’opérer par la violence en elle-même qui fait tout disjoncter, mais aussi à l’aide de drogues ou d’alcool. L’autre forme de dissociation est celle de se créer une nouvelle identité pour protéger la sienne. Devenir quelqu’un d’autre pendant qu’on se prostitue. Cela peut être mental ou bien mental et physique (changement de nom, d’apparence, etc.) pour mettre le plus de distance entre soi-même et ce qu’on fait. Ainsi, ce qui arrive à le / la prostitué(e) n’est pas ce qui arrive à l’homme ou la femme qu’on est.
Les conséquences sur la sexualité
Comme nous l’avons déjà en partie abordé dans la sous-partie de l’auto-perception, la sexualité peut être impactée suite à des violences sexuelles notamment. Une des conséquences qui nous intéresse particulièrement ici est celle de l’hypersexualité. C’est-à-dire une sexualité compulsive, un « besoin » irrépressible de sexualité. Cela peut s’expliquer de différentes façons :
– l’addiction sexuelle : la personne peut avoir une excitation sexuelle envahissante, des pensées et images intrusives de sexualité, un « besoin » irrépressible de passer à l’acte sexuellement. Pour résoudre ce besoin et cette excitation, la personne pourra alors avoir des relations sexuelles ou recours à la masturbation qui deviendront compulsives puisque le soulagement n’est qu’à court terme et alimente finalement l’addiction. Par ailleurs, dans le contexte de prostitution, cette sexualité peut s’associer à la répétition traumatique qui vient alimenter l’addiction.
– la répétition traumatique : il s’agit de rejouer ce qu’on a subi, souvent inconsciemment, le tout pouvant être dans une tentative de reprise de contrôle. C’est d’ailleurs un discours qui revient chez les prostitué.es, cette idée que le contrôle leur appartient, que le choix leur appartient, etc.
– la croyance qu’on existe que par le sexe. Cette croyance qui résulte d’une association au moment de l’agression.
Cette hypersexualité pourra en partie expliquer le maintien dans la prostitution. Pour plus d’informations sur cette question, nous vous invitons à lire cet article.
Pourquoi les personnes restent dans la prostitution ou y retournent ?
Entrer dans la prostitution n’arrive pas sans raison, mais y rester non plus. Différents mécanismes sont à l’œuvre et il est essentiel de les connaître si nous voulons prétendre aider quelqu’un à sortir du milieu prostitutionnel, ou du moins essayer de la comprendre sans juger. Car ce n’est jamais aussi simple qu’une question de volonté. Vouloir en sortir est rarement suffisant. Nous n’aborderons pas ici les questions politiques sur la question de l’abolitionnisme, et les programmes, initiatives censées aider les personnes qui veulent en sortir. Lotis dans son entrevue en parlera avec bien plus d’éléments que nous, et des ressources seront là si vous souhaitez approfondir la question. De la même façon, son entrevue illustrera beaucoup plus concrètement tous les points développés précédemment et ci-dessous.
Les addictions
Comme nous le décrivions dans la sous-partie dissociation, il est très fréquent que les prostitué.es consomment de l’alcool et/ou des drogues (cocaïne notamment) pour pouvoir tenir face aux violences (sexualité, clients, contexte). Par conséquent, des addictions peuvent se développer et un cercle vicieux se met en place. Besoin de consommer pour travailler, et besoin de travailler pour pouvoir se payer sa consommation. Arrêter la prostitution avec une addiction (car même si le travail s’arrête l’addiction, elle, reste) c’est ne plus avoir l’argent qu’on avait avant pour pouvoir se payer sa consommation. Il est dès lors facile de retomber, de recommencer ponctuellement puis de repartir dans le même cercle vicieux. Les recruteurs / proxénètes le savent d’ailleurs très bien. Ils peuvent eux-mêmes initier les jeunes (futur.es) prostitué.es à la drogue de façon « gratuite » pour ensuite les pousser à travailler pour soit les rembourser soit être en mesure de continuer à consommer maintenant qu’une addiction s’est développée. La personne est ainsi encore une fois piégée.
L’autre addiction qui se lie à celle-ci est celle à l’argent. La sensation de faire de l’argent rapidement en grosse quantité peut vite étourdir, et donner un sentiment de pouvoir qu’il devient difficile de lâcher. Se développe alors un besoin d’avoir / de gagner toujours plus. Et qui dit plus d’argent, dit plus de travail ou du travail qui flirte encore plus avec le danger. Après avoir gagné des grosses sommes très rapidement, il est difficile de retourner à une vie où le salaire fait en une semaine dans la prostitution sera celui d’un mois voire plus dans un travail régulier. La personne perd en pouvoir et son impression de liberté apportée par l’argent qu’elle possédait.
Enfin, la dernière à laquelle nous pouvons penser est l’addiction à la sexualité dont nous avions déjà un peu parlé dans la première partie. La sexualité devient compulsive et n’est pas / plus liée à la question du plaisir. Derrière cette sexualité on trouve notamment des sentiments tels que le sentiment d’exister, d’être valorisé, d’être utile, etc. Sans oublier que le cadre souvent violent (les actes, les clients ou simplement le contexte) fournit des doses de stress particulièrement fortes que la personne peut finir par rechercher (inconsciemment).
La perte de repères et le stigma social
Dépendamment du type de prostitution, la perte de repères sera différente. Quand il s’agit de réseaux (contrairement à la prostitution plus occasionnelle ou sur internet) celle-ci est plus conséquente puisque les personnes vivent dans une sorte de microsystème où les codes sont différents. Comme pour le travail et l’argent gagné, il peut y avoir d’importants décalages auxquels il faut se réhabituer. Revivre dans un cadre régulier, à un rythme régulier (souvent à l’opposé de celui qui était pratiqué). Et ces changements peuvent être vécus comme une véritable frustration. Cette perte de repères, ce monde en décalage pourra maintenir dans la prostitution ou du moins y faire revenir la personne.
Le stigma social quant à lui est important. L’idée qu’il est acceptable et bien vu de s’exposer dans toute son intimité, que c’est une forme de liberté est comme nous le mentionnons une illusion. Une illusion qui arrange ceux qui en profitent. Mais socialement, cela reste toujours plutôt mal accueilli, cela amène tout un tas de jugements qui ne tiennent pas compte des mécanismes pluriels qui existent. Pour la prostitution il en est de même. Nous touchons à la sexualité et celle-ci reste dans le domaine du privé, reste sujette à tout un tas de fantasmes, de préjugés, etc. Dans ce contexte, comment expliquer qu’on était dans la prostitution ? Comment gérer le regard des gens malheureusement pas toujours bienveillant ? Pour certaines personnes il est possible de ne rien dire, mais elles peuvent tout de même rester avec une honte extrême handicapante, avec également la peur d’être reconnues. Pour d’autres, quand elles sont à la recherche d’un nouveau travail il faut pouvoir expliquer un arrêt d’étude, un décalage, un trou de plusieurs années sur son CV. Ces conséquences peuvent être tellement difficiles à gérer qu’il peut s’avérer plus simple d’y retourner ou ne jamais arrêter.
Les fréquentations – le réseau
Pour les prostitué.es qui font partie d’un réseau, qui sont avec d’autres personnes, quitter ce milieu et/ou ne pas y retourner peut s’avérer plus difficile. Tout comme on conseille pour les addictions d’éviter de rester avec des gens susceptibles de nous faire replonger du fait de leurs propres consommations, ou d’éviter les lieux susceptibles de nous remettre dans des conditions de consommation (un bar quand on est alcoolique par exemple) ; pour la prostitution c’est la même chose. D’autant plus qu’on touche également à l’addiction, souvent. Si on reste avec des personnes qui sont encore impliquées dans l’activité prostitutionnelle, le risque d’y retourner est augmenté.
En lien avec les réseaux et les fréquentations, on ne peut pas ne pas parler des menaces de représailles. Quitter un réseau ne dépend pas de sa seule volonté, au-delà même de tous les facteurs précédemment décrits. Laisser partir quelqu’un qui faisait partie d’un réseau c’est s’exposer à ce que la personne parle, c’est perdre l’argent qu’elle nous rapportait, c’est perdre le contrôle. Plus le réseau est important et dangereux, pire les menaces seront. Ce facteur est essentiel à prendre en compte, car sortir quelqu’un d’un réseau revient obligatoirement à le protéger. Et bien qu’être dedans n’est pas sécuritaire, en être sortie peut sembler l’être encore moins.
Conclusion
La prostitution est un phénomène complexe. Les formes de prostitutions sont diverses et chacune a ses spécificités. Les mécanismes qui poussent les personnes à y avoir recours sont tout aussi divers, et dépendront également de la forme choisie. Ainsi, chaque histoire est différente, même si elles peuvent présenter des similitudes. Il est essentiel de ne pas réduire la compréhension d’une situation à un seul élément, et de prendre le temps d’écouter les différents discours. Par ailleurs, les contextes culturels sont importants à également prendre en considération. D’un pays à l’autre les visions et enjeux ne seront pas forcément identiques.
Tout ce qui a été présenté dans cette première partie est repris de façon plus concrète par Lotis dans son entrevue. Lotis a fait partie d’un réseau, donc une forme de prostitution, mais son parcours permet d’avoir une vision plus tangible de ce qui était exposé ici.
Ressources
Si vous souhaitez aller plus loin sur la question de la prostitution, voici différentes ressources (TW : sexualité, langage sexualisé).
Émissions
– L’émission de Zone Interdite sur la prostitution des mineurs « A 15 ans ma fille se prostitue »
– L’émission Les tabous de la prostitution
– L’émission Ca commence aujourd’hui Leur combat pour échapper à la prostitution
– Des capsules et podcast avec l’émission Trafic réalisée au Québec sur l’exploitation sexuelles des jeunes filles à Montréal
Film et série
– La série Fugueuse (Québec) [TW : violences physique et sexuelle, scènes explicites…]
– Le film Commerce du sexe d’Eve Lamont
Vidéos
– Proxénètes des cités : l’enfer des jeunes filles mineures
– De la rue à internet, rencontre avec des travailleuses du sexe en temps de covid
– La précarité terrible des prostitués
Écrits
– Site de la cles (concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle)
– Site Aspasie (association genevoise pour la défense des travailleurs du sexe)
– Rapport mondial sur l’exploitation sexuelle (fondation Scelles)
– Etude de l’ACPE (agir contre la prostitution des enfants) sur l’exploitation et les agressions sexuelles des mineurs en France
– Tribune médiapart : La victime était presque parfaite
– Entretien avec Cybèle Lespérance et Manon Lilas
Livres
– Fleurs des nuits par Lotis
– 14 ans et portée disparue par Arielle Desabysses
– Survivante d’exploitation sexuelle : se sortir de l’enfer par Mélanie Carpentier
– Fille à vendre de Dïana Bélice
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